Rencontre N. Heinich
Rencontre avec la sociologue Nathalie Heinich au MAMCO le 19 avril 2018 autour de son livre Des valeurs, une approche sociologique (Edition Gallimard, 2017)
Par Laure Gallegos (médiatrice culturelle) et Nicolas Joray (médiateur culturel)
Nous avions convenu avec le groupe de nous retrouver au foyer du MAMCO un quart d’heure avant notre rencontre avec la sociologue Nathalie Heinich. Nous avons eu un moment pour échanger et discuter brièvement de notre rencontre du jour. Certaines participantes avaient pris des renseignements complémentaires sur les travaux passés de la sociologue ainsi que récolté plusieurs articles sur la sortie de son livre qui traite du thème des valeurs.
Une des participantes nous a dit qu’elle avait trouvé un article dans Le Figaro sur certaines controverses qui étaient apparues suite à la sortie de son livre. Cette entrée en matière nous a permis d’échanger informellement et d’inclure une nouvelle participante dans notre groupe de discussion. Comme cette dernière n’avait pas eu vent de notre expérience, nous lui avons fait un bref résumé de ce qu’avait été notre parcours jusqu’à ce jour.
Nous nous sommes ensuite rendu à l’étage pour commencer notre discussion avec Nathalie Heinich. Afin de briser la glace et de créer un climat de confiance, nous avons commencé notre rencontre par la présentation de La Marmite comme étant un projet d’action culturelle artistique et citoyenne incluant divers partenaires et groupes sociaux. Nous avons ensuite parlé de notre groupe Bataille. Puis nous avons présenté Mme Heinich au groupe à travers un résumé biographique succinct.
Durant la discussion, plusieurs questions ont été posées et plusieurs thèmes ont été abordés. En voici une sélection.
1) Mesurer l’utilité
Dans son ouvrage intitulé La notion de dépense, Georges Bataille affirme qu' »il n’existe en effet aucun moyen correct, étant donné l’ensemble plus ou moins divergent des conceptions actuelles, qui permette de définir ce qui est utile aux hommes ». Nous avons demandé à la sociologue si elle était plus optimiste que Bataille sur cette question. Nathalie Heinich a répondu que Georges Bataille pratiquait une sociologie différente de celle que pratiquent les sociologues aujourd’hui : on ne se concentre plus actuellement sur des grands discours mais sur certaines situations particulières. Elle nous a déclaré que son but était de comprendre le monde à travers le sens que les acteurs donnent aux choses et à leur environnement et non de poser des vérités comme le faisait Bataille. Elle a ajouté « ce qui serait intéressant, si nous avions plus de temps, ce serait de demander à chaque personne de notre groupe ce qui lui serait utile » et ainsi partir des jugements de valeurs de chacun. Une de nos participantes nous a fait part de ses interrogations sur l’utilité de l’enseignement du latin et des débats qui y ont trait. Elle se demandait si effectivement cette matière répondait aux besoins et valeurs actuels.
2) Définir les valeurs
Nous avons ensuite entamé une discussion sur la définition de la valeur. Qu’est-ce qu’une valeur ? Pour Mme Heinich, il n’y a pas de valeurs en soi car elles sont toutes des représentations agissantes que nous mobilisons tous les jours dans notre quotidien afin d’exprimer une opinion, un avis et d’échanger avec autrui. Dans notre société occidentale, nous avons une « grammaire des valeurs » (grammaire axiologique) commune qui nous permet de nous comprendre et d’être en accord ou en désaccord. Nous avons ensuite évoqué le marché du luxe qui « joue » sur ces différentes valeurs à des fins de marketing et pour maximiser leurs ventes (mettant en avant des valeurs patrimoniales plus qu’économiques par exemple). Plusieurs exemples ont été cités : l’achat d’une montre valorisée comme du patrimoine à transmettre et non réduite à sa seule valeur marchande ; le fait qu’il est généralement très mal vu de dire que l’on fait de l’art pour gagner de l’argent.
3) Autres sociétés, autres valeurs ?
A la question « Existe-t-il différentes grammaires de valeurs selon les cultures ? », la sociologue nous a répondu par l’affirmative et qu’il serait intéressant, dans le cadre d’une recherche qui relève de l’anthropologie, de comparer ces différentes valeurs et de voir s’il y en a des communes (ou de moindre variations). Peut-être pourrait-on alors définir ce qu’est l’humanité ?
4) L’exemple de la rêverie
Nous sommes ensuite revenus sur une question qui avait émergé lors d’un précédent atelier sur l’utilité ou l’inutilité de rêvasser. Un participant avait évoqué l’idée que pour lui rêvasser était inutile. La sociologue nous a expliqué que certains phénomènes ou comportements qui étaient peut-être à une époque considérés comme inutiles, voire dévalorisés, deviennent des éléments fortement valorisés car constitutifs de notre développement cognitif et créatif, comme le fait de rêvasser. Une participante a ajouté que rêvasser pouvait mener à de l’utilité. Nathalie Heinich a donné l’exemple de l’artiste Christian Boltanski qui affirmait passer la plupart de son temps sur son divan. La sociologue nous a confié qu’elle appréciait prendre un bain tous les matins durant lequel elle laissait son esprit vagabonder.
5) Macron et Zelig
Une participante a demandé quel était le genre de valeurs défendues par Emmanuel Macron. Nathalie Heinich a affirmé que cela dépendait des contextes : il pouvait évoquer la liberté d’entreprise, la solidarité. Nous avons demandé s’il y avait un lien entre le président français et Zelig, ce personnage de Woody Allen qui change de personnalité en fonction de ses interlocuteurs. Nathalie Heinich a répondu que contrairement à Zelig, Emmanuel Macron revendiquait la conciliation de plusieurs valeurs.
6) Singularité et communauté
Nathalie Heinich, dans son ouvrage, met en exergue des objets sur lesquels portent nos jugements : les choses, les personnes, l’état du monde. Comme dans le film de Woody Allen Zelig dont parle la sociologue dans son livre et que nous allons voir en mai. Ce film illustre bien l’importance et le rôle de l’opinion dans nos sociétés, qui nous permet de nous situer parmi nos pairs ; celui qui ne peut opiner devient une sorte de « caméléon identitaire » qui ne peut s’intégrer à la communauté. Selon la sociologue, le registre des valeurs du régime de communauté s’oppose à celui du régime de singularité valorisé dans notre monde contemporain où la construction de l’identité de soi, comme personne singulière, est fortement valorisée. Il en va de même dans l’art contemporain où l’on s’oriente vers la valorisation de la singularité, de l’inédit ou encore de la transgression au dépend de la valeur esthétique, du sens et de la moralité que prônait le paradigme classique.
7) L’improvisation
Jonas Kocher parle de son art en tant que musicien improvisateur. Rien n’est écrit, c’est une expérience en soi qui ne se reproduira jamais à l’identique. Son art appelle peut-être à d’autres valeurs comme le moment présent, une invitation à la présence. Nathalie Heinich et Jonas Kocher affirment qu’ils ont le goût de l’expérimentation en commun.
8) L’utilité de la compréhension
A la question quelle est la valeur et/ou l’utilité que vous donnez à votre livre, la sociologue nous a répondu qu’il revêt une valeur de savoir. Il nous sert à savoir et comprendre des choses que nous n’aurions peut-être pas comprises jusque là. Elle insiste sur le fait que le moment que nous vivons avec elle a une valeur de compréhension : « Le savoir est une valeur ».
9) Une vie sans valeur ?
Une participante demande si des gens vivent sans valeur. Nathalie Heinich répond : « Ils vivraient sans société ». Elle évoque le fait que même un être qui ne serait pas socialisé accorderait de la valeur à la nourriture, par exemple.
Bilan
La rencontre s’est passée d’une manière conviviale. Chaque participant·e a pu exposer ces idées s’il ou elle en avait envie. Un regret cependant : il nous aurait semblé génial de profiter davantage de l’invitation de Nathalie Heinich à discuter des valeurs personnelles des participant·e·s ou de la valeur du parcours de La Marmite. Peut-être aurait-il été utile de contacter la sociologue avant notre rencontre pour en définir davantage les modalités ? A la fin de notre rendez-vous, une participante nous a avoué avoir été bluffée par les capacités oratoires de la scientifique. Cinq participantes ont ensuite manifesté le souhait de rester pour la conférence publique qui avait lieu une heure plus tard.