Rencontre avec l’intellectuel
Par Tom Kaeser et Nicolas Joray, médiateurs culturels
Sur invitation de La Marmite, Wajdi Mouawad est venu au Théâtre du Passage le mardi 11 décembre pour une rencontre aux tournures inattendues avec le groupe Tala Madani. Récit de cette rencontre intimiste et riche.
Quelques minutes avant de se rendre dans la petite salle du Théâtre du Passage où aura lieu la rencontre, les jeunes relisent leurs papiers décrivant comment ils souhaitent se présenter lors du tour de table.
Nous nous installons sur nos chaises, Wajdi Mouawad se joint à nous et s’assied sur une chaise vide.
Le tour de table commence. Chacun·e raconte différentes histoires, parfois intimes, parfois poignantes. Les participant·e·s du SEMO (Semestre de motivation) évoquent le lieu d’où ils viennent, ce qu’ils aiment faire, une désillusion qu’ils ont eu, comment ils se projettent lorsqu’ils auront 50 ans. Il règne un silence absolu. Tout le monde est attentif. Les témoignages terminés, la première réaction de Wajdi Mouawad est claire: il est étonné. Il dit qu’il n’aurait pas été capable de se livrer d’une façon aussi riche lorsqu’il avait l’âge des participant·e·s: “Ce qui me frappe, c’est la maturité”.
Il revient ensuite sur la façon dont Leopold Rabus – l’artiste qui accompagne le groupe – et quelques membres de La Marmite l’ont accueilli par surprise dans le hall de la gare de Neuchâtel: Leopold jouait du cor des Alpes; un verre d’amitié a été servi. “Je viens d’un pays où l‘hospitalité est quelque chose qu’on sait faire”, confie l’intellectuel.
Accueil de Wajdi Mouawad
Son écriture, son inspiration
“D’où vient l’inspiration?”, questionne un participant. “C’est la date du spectacle qui me tient”, répond l’auteur, en se confiant ensuite sur des contraintes liées à son emploi du temps, notamment ses activités avec ses enfants. Wajdi Mouawad a tendance à écrire une pièce de théâtre uniquement s’il a la certitude qu’elle sera mise en scène.
Une participante demande: “Est-ce que les textes s’inspirent du vécu?” Il répond par l’affirmative, en exemplifiant son propos par l’évocation de la fugue du roman “Un obus dans le coeur”.
L’histoire lui vient généralement d’un coup. S’ensuit toutefois un processus d’adaptation lors de discussions avec les comédien·ne·s – dans le cas d’une pièce de théâtre. Ce qui importe ici, c’est de faire le travail à fond.
Il affirme que les personnes qui le connaissent le mieux sont celles qui lisent ses textes. Son écriture est étroitement liée au monde du secret et recouvre tant des aspects fictionnels qu’autobiographiques. Il évoque sa “pulsion d’écriture”, les “histoires qui viennent se poser sur moi”.
Ces aspect semblent susciter un intérêt particulier parmi quelques personnes du groupe qui écrivent beaucoup, sur les réseaux sociaux notamment. “Est-ce que tu te fais lire ?” “Sur Instagram oui! Et j’ai parfois montré mes textes à certains professeur·e·s”, confie une participante. Elle poursuit: “C’est ma manière de me confier à quelqu’un.” Et elle dit ne pas lire. Wajdi Mouawad, compréhensif, encourage à poursuivre l’écriture et à envoyer certains textes à des maisons d’édition.
Si l’on apprend notre mort imminente, que faisons-nous ? Nous ferons ce que nous aimons, à fond, de sorte à ce que l’action devienne précieuse.
L’homme sauvage
Nous abordons ensuite plus spécifiquement le thème de la sauvagerie. Wajdi Mouawad dit que l’humain peut être comparé à un immeuble habité par une personne que l’on ne connaît pas et dont seul un petit espace est chauffé (“la part domestique”). Il arrive néanmoins, pour des raisons souvent insondables, qu’un incendie prenne place. Il faut alors ouvrir la porte et faire face à l’inconnu. “Vous ouvrez la porte, derrière il y a une jungle.” En ce sens, la notion de sauvagerie est à mettre en parallèle avec la notion de liberté.
Les enfants de Wajdi Mouawad entendent souvent de la part de leur père: “sois sage et sauvage”.
Comment toutefois se protéger de la sauvagerie ? Comment ne pas laisser sortir le fauve en nous ? En sachant que nous sommes composé·e·s, en partie, de sauvagerie. Ne pas se considérer à l’abri de comportements dangereux.
Décrire une scène à travers les yeux d’un animal permet d’instaurer une distance avec le sujet. Aussi, si les animaux disposaient de la parole, il est vraisemblable qu’ils nous apprendraient beaucoup sur nous-mêmes. Tels des explorateurs qui découvrent de nouveaux espaces.
Wajdi Mouawad évoque également l’“espace de poésie” et “la part de beauté” qui composent la sauvagerie.
Normalité, transgression et sauvagerie
S’est-on déjà dit “là, je suis sauvage” ?
Pour certain·e·s, oui. Pour d’autres, se considérer comme sauvage implique une normalité que l’on transgresse. Cependant, la normalité n’existerait pas.
Plutôt, on créerait une normalité afin d’identifier et stigmatiser les personnes la transgressant. Pour quelles raisons ?
-Pour ne pas finir comme elles;
-En rabaissant, on se place dans une position de supériorité.
Un participant évoque le fait de se sentir “extraterrestre”.
Pour Wajdi Mouawad, la meilleure arme face à la stigmatisation est la parole. La parole, tout comme n’importe quel réflexe, s’entraîne. Ceci afin de savoir quoi répondre. L’apprentissage de la parole passe par la lecture, l’écriture, la poésie, la parole, l’action de nommer, etc.
On harcèle afin de ne pas être à la place du harcelé.
À ce moment-là du débat, l’échange devient très nourri et extrêmement intense entre une participante et l’auteur de théâtre, autour de la question “quand est-on soi-même”? La tension semble palpable dans le groupe lorsque l’on évoque ces problématiques de harcèlement et d’identités. Quelqu’un affirme savoir quand les autres ne sont pas “eux-mêmes”. Un autre participant conteste ce point de vue en affirmant qu’une personne différente ne peut pas identifier quand quelqu’un est “soi-même” ou non. Pourquoi transgresserait-on la normalité? Afin de correspondre à son identité? Pour être “soi-même“? Comme médiateurs, nous intervenons pour dire que nous continuerons d’évoquer ces problématiques dans nos rencontres futures.
Pour Wajdi Mouawad, “être soi-même” signifie la mort. Au moment où l’on meurt, nous sommes véritablement nous-mêmes. Ainsi, il est peut-être judicieux de demander “tu te mens quand” plutôt que “es-tu toi-même”?
Pour lui, la vérité est tel un fruit. Elle peut être mûre, et donc bonne. Par conséquent, la vérité peut avoir un moment juste, une sorte d’ouverture à un bon moment. L’intellectuel conclut en évoquant “la puissance des mots”.